Le 24 octobre 2020, le média allemand Spiegel publie au côté d’autres médias les résultats d’investigations qui « montrent pour la première fois que les responsables de Frontex sont conscients des pratiques illégales des gardes-frontières grecs – et sont en partie impliqués dans les refoulement eux-mêmes ». Vidéos, images satellite et récits comparés à l’appui, l’équipe de journalistes documente plusieurs cas de refoulements dans lesquels les équipes de Frontex auraient au minimum assisté sans réagir à des refoulements vers la Turquie de bateaux se trouvant dans les eaux grecques.

Suite à ces accusations, une enquête interne est lancée par Frontex qui précise que « jusqu’à présent, aucun document ou autre matériel n’a été trouvé pour étayer les accusations de violation du droit ou du code de conduite de Frontex ». La Commission européenne requiert par la suite l’organisation d’une réunion extraordinaire du conseil d’administration de l’Agence. A l’issue de celle-ci, un sous-groupe portant sur les droits fondamentaux et les aspects juridiques et opérationnels des activités de l’Agence est créé au sein du conseil d’administration. Le conseil rappelle par ailleurs que toutes les opérations de Frontex doivent être menées dans le plein respect du droit applicable, et en particulier des droits fondamentaux, notamment du principe de non-refoulement. De plus, le conseil d’administration souligne que conformément à l’article 36 du règlement 2019/1896 sur le corps européen de garde-frontière et de garde-côtes, le directeur exécutif doit suspendre ou mettre fin à toute activité, totalement ou en partie, s’il estime qu’il y a des violations des droits fondamentaux ou les obligations de protection internationale qui sont de nature grave ou susceptibles de persister.

Le principe de non-refoulement est en effet central dans le droit international des réfugiés et des droits humains. Il suppose qu’une personne qui demande l’asile ne puisse être renvoyée sans que son besoin de protection n’ait été étudié. Les opérations de contrôles aux frontières de l’Union européenne, dont le renforcement constitue une orientation majeure des politiques européennes, ne peuvent donc aboutir au renvoi immédiat d’un étranger qui se présente auprès d’un agent de l’UE ou de l’un de ses États membres pour y demander protection. Inscrit dans la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, le principe de non refoulement est également consacré par plusieurs textes européens tels que le Traité sur le fonctionnement de l’UE et dans la Charte des droits fondamentaux.

Le code sur les frontières de Schengen et le règlement sur la surveillance des frontières maritimes indiquent par exemple que le contrôle aux frontières doit se faire dans le respect des droits des réfugiés et des personnes qui demandent une protection internationale. Le règlement 2019/1896 qui régit l’Agence Frontex prévoit que le corps européen des garde-frontières et des garde-côtes doit garantir la protection des droits fondamentaux dans l’accomplissement de ses tâches et en particulier le principe de non-refoulement. Le respect des droits fondamentaux est également intégré dans le code de conduite de Frontex et dans les programmes de formation des agents. Depuis 2011, un officier aux droits fondamentaux et un forum consultatif ont été mis en place afin de renforcer la protection des droits fondamentaux dans les activités de l’Agence. En cas de violation des droits, deux mécanismes peuvent être activés : le rapport d’incident grave par tout agent qui a des raisons de croire qu’une disposition du code de conduite ou des droits fondamentaux a été violé ; ainsi que le mécanisme de traitement des plaintes encadré par le règlement de l’Agence dans lequel toute personne directement touchée par les actions ou l’inaction du personnel de l’agence qui estime que ses droits fondamentaux ont été atteint peut adresser une plainte par écrit à l’Agence.

Le médiateur européen s’est également saisi de l’affaire en annonçant l’ouverture d’une enquête sur le mécanisme de plainte et de son effectivité pour traiter les allégations de violations de droits fondamentaux et des capacités d’action de l’officier en charge des droits fondamentaux au sein de l’agence. La commission libertés civiles du Parlement européen a également organisé le 1er décembre une audition du directeur exécutif de Frontex, Fabrice Leggeri. Durant les échanges, le directeur assure qu’il n’existe aucune preuve de la participation de Frontex à l’un des incidents récemment révélés par les médias et évoque un contexte géopolitique complexe en Méditerranée orientale dans une zone où la Grèce et la Turquie utiliseraient des cartes différentes engendrant des chevauchements de frontières maritimes qui compliquent les opérations notamment de recherche et de sauvetage. Le 6 juillet 2020, au cours d’une précédente réunion de la commission des libertés civiles, Fabrice Leggeri avait assuré aux eurodéputés que Frontex n’était pas impliquée dans les refoulements et avait qualifié l’incident avec l’équipe danoise à bord de l’un des navires de l’Agence de ‘‘malentendu’’.

Ces allégations de refoulement contre l’Agence européenne ne sont cependant pas nouvelles et ont déjà fait l’objet de plusieurs dénonciations et rapports. En premier lieu, le forum consultatif de Frontex qui réunit notamment des représentants du Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO), de l’Agence des droits fondamentaux de l’UE (FRA), du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), du Conseil de l’Europe et de l’Organisation mondiale pour les migrations (OIM), et d’organisations de la société civile, avait exprimé son inquiétude dans son rapport annuel. Le forum pointait du doigt l’absence de véritable système de contrôle permettant de prévenir et de traiter les violations potentielles des droits fondamentaux dans les activités de l’Agence. Dans un récent rapport de visite en Grèce, le Comité contre la torture du Conseil de l’Europe fait une nouvelle fois part d’allégations solides et crédibles de refoulement à la frontière gréco-turque. L’Agence européenne pour les droits fondamentaux alerte également sur le respect des droits aux frontières terrestres de l’UE et dresse un tableau des différentes allégations de refoulement dénoncées par des institutions nationales de défense des droits, du Conseil de l’Europe et du HCR depuis septembre 2018. La plupart concernent la Croatie, la Grèce, mais aussi la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et l’Espagne. Le rapport indique qu’en 2019, huit des neuf rapports d'incidents graves qui sont parvenus au responsable des droits fondamentaux de Frontex concernaient des activités de surveillance des frontières terrestres. En 2020, au 1er octobre, le responsable des droits fondamentaux de Frontex a coordonné trois rapports d'incidents graves de ce type, dont deux concernaient la surveillance des frontières terrestres. En ce qui concerne le mécanisme de plaintes de Frontex, entre janvier et août 2020, Frontex a reçu 20 plaintes (pas toutes recevables) au titre de l'article 111 du règlement du Règlement 2019/1896, dont six concernaient les frontières terrestres.

L’enjeu est donc de taille pour le respect des droits humains et les garanties d’accès à l’asile alors que les moyens de l’Agence Frontex ont considérablement augmenté dans le cadre de la politique migratoire européenne. Lors de l’audition du 1er décembre,  certains députés européennes ont jugé insuffisante l’action de l’Agence en cas d’incidents, et ont exigé une liste complète des rapports d’incident et un suivi parlementaire renforcé notamment avec une commission d’enquête parlementaire.