Une décision du Conseil d’État de février 2024, éclairée par l’interprétation de la Cour de justice de l’Union européenne, a confirmé que le cadre juridique appliqué par les autorités françaises pour renvoyer les étrangers dans les pays voisins devait être revu. Cela pourrait aboutir à une meilleure prise en compte des situations individuelles dans ce contexte, mais la portée de ce changement demeure incertaine.

La situation aux frontières entre la France et ses voisins européens, considérées comme des frontières « internes » à l’espace Schengen, est marquée depuis plusieurs années par des pratiques policières en contradiction avec plusieurs normes juridiques. Le rétablissement des contrôles systématiques en ces lieux est demandé tous les six mois depuis 2015 par la France auprès de la Commission européenne en dérogation au cadre habituel de Schengen : ce contexte ne permet cependant pas d’écarter toutes les garanties procédurales et droits fondamentaux reconnus aux personnes dans le cadre du droit national et européen.

À la frontière franco-italienne, où les arrivées sont les plus nombreuses, des associations ont notamment documenté les atteintes au droit d’asile (voir par exemple le rapport de Forum réfugiés publié dès 2017 à ce sujet), aux droits de l’enfant, ou encore les conditions d’enfermement illégales. Les procédures expéditives menées par la police aux frontières étaient jusqu’alors fondée sur des décisions de « refus d’entrée » qui permettent notamment un renvoi rapide vers le pays d’arrivée (sans pour autant dispenser les autorités du respect des droits fondamentaux). C’est cette base légale, prévue par le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), qui a été remise en cause récemment par la justice.

Plusieurs organisations ont contesté la conformité au droit européen de la disposition du CESEDA qui permet à l’administration de prononcer des « refus d’entrée » aux frontières intérieures sans respecter les normes prévues par la directive européenne 2008/115/CE, dite directive « Retour ». Le Conseil d’Etat, saisi de cette affaire, a posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) afin qu’elle donne sa position sur ce sujet relevant de son domaine (s’assurer du respect du droit de l’Union européenne par les États membres).

Dans une décision du 21 septembre 2023, la CUJE a confirmé que les pratiques des autorités françaises aux frontières depuis 2015 étaient illégales. La France ne peut ainsi notifier des « refus d’entrée » prévus dans le CESEDA (qui ne sont donc réservés qu’aux franchissement des frontières extérieures) et est ainsi tenue de respecter les normes et procédures communes prévues par la directive « retour » comme pour toute personne appréhendée en situation irrégulière sur le territoire. Cela suppose notamment de notifier une décision de retour vers un pays tiers à l’UE (susceptible de recours), d’accorder par principe un délai de départ volontaire et de ne recourir à l’enfermement que dans les cas exceptionnels prévus par le droit européen.

Prenant acte de cette interprétation juridique, le Conseil d’État a rendu sa décision le 2 février 2024.  Il annule ainsi l’article du CESEDA non conforme au droit européen et souligne qu’il appartient au législateur de définir les règles applicables à ces situations. Il fait référence à ce titre aux accords de réadmission, notamment conclus avec l’Italie et l’Espagne, qui peuvent servir de base légale mais dont les modalités d’application doivent être précisées en conformité avec la directive Retour.

S’il est encore trop tôt pour mesurer la portée de ces changements en pratique, ce nouveau cadre juridique devrait amener les autorités à porter une plus grande attention aux situation individuelles et à remplacer les procédures expéditives menées précédemment, par des pratiques plus respectueuses des droits des personnes. Le Conseil d’Etat rappelle ainsi que « dans le cas où l'intéressé souhaite présenter une demande d'asile, les conditions d'enregistrement et d'examen de cette demande, qu'ils relèvent de la compétence de la France ou d'un autre État » relèvent du droit commun de l’asile applicable sur le territoire.

L’exercice du droit d’asile pourrait être renforcé, mais le cadre juridique appliqué précédemment posait déjà une exigence de prise en compte des besoins de protection qui n’était généralement pas respecté. Il conviendra donc d’observer, dans les prochains mois, si l’application de nouvelles procédures pour renvoyer les personnes vers l’Italie aura pour effet d’améliorer l’accès à l’asile aux frontières internes.

Parallèlement à ce changement issu du droit européen, l’application de la loi du 26 janvier 2024 (décryptée dans ce document) pourrait cependant renforcer la coercition envers les demandeurs d’asile à la frontière. L’une des dispositions du texte (non analysée par le Conseil constitutionnel et donc susceptible de faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité) prévoit en effet qu’une demande d’asile exprimée en dehors du guichet dédié en préfecture – ce qui est le cas lorsqu’on exprime un besoin de protection auprès de la police en entrant en France - peut mener à un placement en rétention s’il y a un risque de fuite. La définition de ce « risque de fuite » est formulée si largement dans la loi qu’elle pourrait globalement inclure tout étranger interpellé en provenance immédiate d’un pays européen voisin. Cette mesure ne pourra cependant être appliquée qu’après publication des décrets d’application prévus par la loi, à une date qui demeure indéterminée.