Olivier Peyroux a proposé des éléments de compréhension des différentes vagues de départs depuis l’Albanie lors d’une conférence organisée le 16 mai 2018 par Forum réfugiés-Cosi en partenariat avec l’Institut des droits de l’homme de l’Université catholique de Lyon (IDHL).

Après des années de régime communiste et isolationniste, les années 90 en Albanie sont marquées par différents épisodes de tensions économiques et sociales et de déstabilisations. Les conflits fonciers sont particulièrement problématiques : le système de redistribution est complexe, confus, et provoque de nombreux procès entre les personnes qui travaillaient sur la terre et les anciens propriétaires d’avant la nationalisation qui revendiquent également leurs droits. Avec un Etat défaillant et un système juridique corrompu, une justice parallèle s’inspirant du Kanun (droit coutumier) se met en place pouvant parfois conduire aux meurtres. Dans ce contexte d’insécurité foncière et économique, les populations quittent notamment le sud du pays pour la Grèce et l’Italie. C’est une migration essentiellement de travail.

Durant cette même période, des déplacements de populations venant des régions rurales et reculées du nord vers les grandes villes, comme Tirana, provoquent des phénomènes de surpopulation des villes, avec la création de bidonvilles. Les Roms installés dans des quartiers urbains se retrouvent alors relégués en marge des villes et stigmatisés. Leur accès au système de protection sociale et à l’emploi est de plus en plus restreint.  A partir de 2010, lors de la suppression de l’exigence de visas courts séjour pour rejoindre certains pays, ce sont surtout ces familles exclues qui font alors des demandes d’asile en Allemagne et en France.

Bien que depuis 2009 le pays s’inscrive dans un processus de normalisation (avec notamment la demande d’adhésion à l’Union européenne acceptée en 2014 par le Conseil européen), les désillusions économiques et politiques sont grandes et les départs de l’Albanie se sont multipliés : 30 000 personnes ont quitté le pays en 2015 pour se rendre dans les pays d’Europe de l’Ouest, 60 à 70 000 personnes en 2016, soit environ 2 à 3 % de la population.

Les arrivées actuelles d’Albanais en France s’expliquent par plusieurs facteurs :  

- Les populations ayant migré vers l’Italie et la Grèce dans les années 90, ont quitté ces pays après les crises économiques. Le retour en Albanie s’est avéré compliqué, elles ont alors tenté leur chance dans d’autres pays de l’union européenne,

- La libéralisation économique s’est accéléré avec l’arrivée d’Edi Rama (Premier ministre) entraînant  la privatisation des services, la diminution de l’économie informelle. Les conséquences sont une montée du chômage et des prix.

- Parmi les classes moyennes l’immense espoir suscité par le Premier ministre actuel, qui n’était pas un homme de clan, a créé un certain nombre de désillusions suite notamment à des affaires de corruption. Ce sentiment d’impasse politique a alors conduit beaucoup de jeunes couples ne voyant plus d’avenir pour leurs enfants en Albanie à partir

- Une réorientation des demandeurs d’asile de l’Allemagne vers la France car les modifications législatives adoptées entre 2015 et 2016 ont réduit presque à néant les chances d’obtenir une protection en Allemagne. Pour les personnes des Balkans l’instruction ne doit pas dépasser 15 jours, ils sont alors expulsés vers leurs pays d’origine. Les Albanais tentent alors leur chance en France.

Les motifs de demande de protection avancés reposent essentiellement sur des problèmes de vendetta. Les crimes de vengeance (gjakmarrja, littéralement « reprise de sang ») sont de nouveau pratiqués, avec la résurgence de l’application des règles du Kanun. Le Kanun, code coutumier ancestral, répandu surtout au nord, au sein des populations guègues (et moins répandu au sud, où vit le second groupe ethnique, les Tosques) n’était pratiquement plus appliqué durant le régime communiste. Du fait de la défaillance de l’Etat et d’une justice faible et corrompue, les conflits entre clans se règlent au nom de ce code d’honneur. Les règles du Kanun sont aujourd’hui travesties, et certains dérogent à certaines règles de base comme celle d’épargner les femmes et les enfants. L’organisation Operazione Colomba a entamé un travail de recensement des cas de violences liées à la vendetta. La base de données comprend à ce jour 550 cas documentés. Entre janvier 2015 et décembre 2017, 141 nouveaux cas de hakmarrja (coups et blessures) et 15 nouveaux cas de gjakmarrja (meurtres) ont été enregistrés. Ces chiffres sont disponibles dans un rapport  d’avril 2018.

Les autres motifs pouvant être retenus pour accorder une protection sont : les cas de violences physiques (une femme sur trois est victime de violences physiques dans un pays où la violence domestique est courante), la traite des êtres humains ou l’exploitation des mineurs non accompagnés dans du trafic de drogue.