La Turquie représente pour l’Union européenne (UE) et ses États membres un partenaire clé dans la politique migratoire extérieure. La déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 a notamment scellé un accord qui limite à la fois les arrivées migratoires irrégulières vers l’Europe, vise à améliorer les conditions d’accueil des réfugiés en Turquie et à développer des voies légales d’accès pour les réfugiés syriens vers l’Europe. Bien que la nature de la déclaration UE-Turquie s’inscrive dans un imbroglio politico-juridique puisque ce n’est pas l’UE mais ses États membres, en tant qu’acteurs de droit international, qui ont mené les négociations avec la Turquie et que l’accord a été publié sous la forme d’un communiqué de presse (voir notre article de juillet 2018), il n’en reste pas moins un outil clé de la politique migratoire européenne et est décrit comme « l’expression d’une coopération et d’un dialogue plus approfondis avec la Turquie » par la Commission. Elle se félicite par ailleurs d’ une « diminution substantielle du nombre de franchissements irréguliers de la Turquie vers la Grèce. Même si les incidents tragiques se sont poursuivis, le nombre de vies perdues en mer Égée a considérablement diminué ».

La mise en œuvre de la déclaration a été particulièrement complexe au cours de l’année 2020. À la fin du mois de février 2020, le nombre d’arrivées a augmenté significativement suite à des encouragements turcs pour emprunter la route terrestre vers l’Europe en passant par la Grèce, amenant le Conseil de l’UE des ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères à appeler la Turquie à respecter la déclaration UE-Turquie. L’UE a également dénoncé l’utilisation de la pression migratoire par la Turquie à des fins politiques, notamment dans la gestion du conflit syrien. La crise sanitaire a continué de chambouler de manière durable la mise en œuvre de la déclaration qui ne dispose de date d’échéance. Invoquant les restrictions liées à la crise sanitaire, les autorités turques ont suspendu les retours au titre de l’accord à partir de mars 2020. Ainsi, seuls 139 retours vers la Turquie ont eu lieu en 2020 dans ce cadre, dont 53 en janvier, 63 en février et 23 en mars. À ce jour, les retours n’ont pas encore repris malgré l’introduction par la Grèce d’une demande officielle de réadmission de 1 450 demandeurs d’asile déboutés en janvier 2021.

Alors que les tensions sont vives en Méditerranée orientale, le Conseil européen indique le 25 mars 2021 qu’« en ce qui concerne la gestion des migrations, dans le cadre de la stratégie plus large de l’UE englobant toutes les routes migratoires, la coopération avec la Turquie devrait être renforcée, notamment dans des domaines tels que la protection des frontières, la lutte contre la migration illégale, ainsi que le retour en Turquie de migrants en situation irrégulière et de demandeurs d’asile rejetés, conformément à la déclaration UE-Turquie, appliquée de manière non discriminatoire ». Le Conseil européen invite également la Commission à présenter une proposition au Conseil pour la poursuite des financements en faveur des réfugiés syriens en Turquie, ainsi qu’en Jordanie, au Liban et dans d’autres parties de la région. Trois mois plus tard, la situation semble toujours bloquée. Le Conseil européen de juin 2021 a rappelé « qu'il est dans l'intérêt stratégique de l'UE d'avoir un environnement stable et sûr en Méditerranée orientale et de développer avec la Turquie une relation de coopération mutuellement avantageuse » et a renouvelé sa demande auprès de la Commission de présenter des propositions pour poursuivre le soutien financier sur la région. Suite au Conseil européen, la Commissaire Ylva Johansson a publié un article sur sa page officielle en réaction aux décisions du Conseil. Elle rappelle qu’environ 29 500 personnes ont été réinstallés vers l’Europe et que 6 milliards d’euros de projets au profit des réfugiés en Turquie et de leur communautés d’accueil ont été réalisés et confirme le travail en cours pour une nouvelle proposition de financement pour la Turquie, la Jordanie, et le Liban. Par ailleurs, le Conseil européen a rappelé que les enjeux d'État de droit et de défense des droits fondamentaux en Turquie continuent à faire partie intégrante de la relation et du dialogue.

Bien que les institutions de l’UE soulignent l’importance de la déclaration, son efficacité et son impact doivent cependant être questionnés. Dans une note d’analyse juridique, deux associations grecques soulignent le coût exorbitant pour les demandeurs d’asile, les communautés locales en Grèce et pour les standards légaux grecs en matière d’asile entraînés par la déclaration au cours des cinq dernières années. Le droit grec en matière d’asile a été profondément aménagé, avec le soutien de l’UE, au dépend des garanties procédurales et de la protection des migrants et des réfugiés afin de permettre la mise en œuvre de l’accord. Par ailleurs, entre avril 2016 et mars 2020, 2 140 retours ont eu lieu depuis la Grèce vers la Turquie dans le cadre cet accord soit bien en deçà des objectifs visés par les États membres mais au prix d’une dégradation grave des conditions d’accueil et d’un abaissement des garanties procédurales.

L’enjeu est d’autant plus important suite à l’annonce par les autorités grecques en juin 2021 de désigner la Turquie comme pays tiers sûr pour les demandeurs d’asile de cinq nationalités à savoir l’Afghanistan, la Syrie, la Somalie, le Bangladesh et le Pakistan pour lesquels la Turquie remplirait toutes les conditions d’accueil pour ces demandeurs d’asile. Ainsi selon cette décision, les demandes d’asile de ces ressortissants pourraient être considérées comme irrecevables et ne seraient donc pas étudiées sur le fond. Cette décision pourrait impacter de nombreuses personnes puisque ces cinq nationalités représentent 66% des demandeurs d’asile en Grèce. Pose un cadre d’application du concept de pays tiers sûr qui n’est pas respecté par la Turquie. De plus, une évaluation individuelle de l’application du concept est exigée et il ne peut être pas appliqué sans distinction et de manière généralisée. Cette décision démontre cependant une nouvelle fois la volonté politique de limiter l’accès au droit d’asile et une tendance à externaliser les responsabilités en matière d’asile en dehors de l’UE.